ORIENTATIONS GENERALES DE MES RECHERCHES EN MATIERE DE PHILOSOPHIE DU DROIT
Mes enseignements et mes travaux dans le domaine de la philosophie du droit ont été fondamentalement axés sur l'ontologie du droit et, prenant appui sur cette ontologie, se sont orientés vers un approfondissement des données essentielles de l'expérience juridique à l'oeuvre dans les sociétés humaines.
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I
A la lueur des directives méthodologiques de la phénoménologie de Husserl, j'ai été conduit à procéder à une triple investigation approfondie, allant des éléments les plus généraux de la constitution ontologique du droit (c'est-à-dire des règles dont est fondamentalement fait ce qu'on appelle le droit) vers les éléments les plus typiques.
1/ Mes recherches ont ainsi porté, tout d'abord, sur la nature des règles ou normes en général, de quelque espèce qu'elles soient, sur leur nature générique. J'ai été amené par là à une découverte cruciale : le trait typique ou identitaire commun à toutes les règles, c'est qu'elles correspondent à des outils-étalons mentaux servant à donner la mesure de la marge ou degré de possibilité de survenance de choses selon les circonstances : ce qui se traduit par l'indication que, dans telles circonstances, telle chose ne peut pas se produire (degré 0 de possibilité ou, ce qui revient au même, degré 1 d'impossibilité), peut - ou, en termes probabilistes, a tant de chances de - se produire (degré de possibilité intermédiaire entre 0 et 1) ou ne peut pas ne pas se produire (degré 1 de possibilité ou, ce qui revient au même, degré 0 d'impossibilité). Les catégories modales de l'impossibilité, de la possibilité et de la nécessité, qui ont fait couler tant d'encre depuis Aristote, correspondent ainsi aux trois degrés de l'échelle du possible.
2/ Je me suis attaché, à un deuxième niveau, à explorer la spécificité instrumentale des règles de conduite ou normes éthiques dont est fait plus particulièrement le droit : cette sorte de règles correspond à des outils-étalons pour la direction de la volonté humaine à laquelle elles fixent une marge de manoeuvre dans ses accomplissements ou réalisations, les lignes de conduite tenues par les intéressés ayant valeur de droiture ou rectitude dès lors qu'elles se tiennent à l'intérieur de cette marge, qu'elles ne s'en écartent pas. Les règles de conduite, règles pratiques, se différencient radicalement par là - en dépit de l'identité de genre qu'elles partagent avec elles - des lois scientifiques ou règles théoriques, qui sont des outils-étalons de guidage pour l'intelligence humaine à laquelle ils indiquent le degré de possibilité de survenance des choses dans le cours du réel en fonction des configurations circonstancielles, ce qui permet, par application syllogistique, tout à la fois de reconstituer le fil des événements passés, de prévoir et éventuellement de contrôler, de "domestiquer", l'à-venir. On peut exprimer cette différence en disant que les lois scientifiques, outils d'encadrement théorique, concernent l'ordre des faits (qui se réalisent, sont réalisés ou sont appelés à se réaliser), tandis que les règles de conduite, outils d'encadrement pratique, jouent dans l'ordre des affaires (à-faire) humaines : tel est le véritable sens de l'opposition classique entre être et devoir-être, sein et sollen, is et ought.
Je me suis particulièrement intéressé aux tendances persistantes à l'assimilation syncrétique de ces deux types d'outils, tant dans la pensée scientifique (où ce syncrétisme se trouve notamment à l'origine de l'idée même d'un "déterminisme" du monde, les lois scientifiques construites par le savant se trouvant conçues comme des lois "gouvernant" le monde et auxquelles la nature serait inéluctablement poussée à "obéir", à "se plier") que dans la pensée juridique (où le même syncrétisme a conduit, à travers les courants dominants du jusnaturalisme puis du positivisme juridique, à une vision déformée des lois juridiques et du travail des juristes). On retrouve, par ailleurs, pour ces deux types de règles la même tendance réductionniste à une vision tronquée : tendance à méconnaître la "chosité" même des règles, leur nature d'outils constitués par une intention humaine dans un certain contexte socio-historique donné, pour voir en elles de simples contenus de pensée, du simple logos. C'est ainsi que les lois scientifiques tendent à être traitées non comme des instruments spécifiques construits par le savant et chargés par lui de rendre certains services spécifiques à leurs utilisateurs, mais comme les purs produits d'opérations logiques d'induction à partir des observations particulières du savant, comme de simples propositions générales problématiquement induites de propositions particulières ; de la même façon, on tend à réduire les règles juridiques à de simples contenus de pensée dont il serait possible de tirer, par des opérations purement logiques de déduction ou d'induction, d'autres règles juridiques, d'autres contenus de pensée ayant par eux-mêmes ce caractère, indépendamment de tout acte intentionnel historiquement constitutif et de toute mise en vigueur par des autorités socialement qualifiées.
3/ Enfin, mon enquête phénoménologique s'est fixée, à un troisième niveau, sur la singularité instrumentale typique des règles de conduite juridiques en tant qu'outils de direction publique des conduites humaines, s'inscrivant dans le cadre de la vie des hommes en peuples ou populations ayant besoin d'une direction d'ensemble, synchronisée, de la conduite de leurs membres, donc de dirigeants publics exerçant un pouvoir public. Les règles juridiques sont les outils de direction mis en service dans l'exercice de cette autorité ou puissance publique ; c'est en ce sens qu'elles constituent ce qu'on a pu appeler une technique de "contrôle social" ou encore d'"ingénierie sociale" (social engineering - Roscoe Pound). Par là, apparaissent vaines les tentatives traditionnelles de la théorie du droit de rechercher la particularité du juridique au niveau du contenu de la réglementation juridique : c'est par la fonction sociale qu'exercent ceux qui l'édictent, et non par sa teneur, que cette réglementation prend sa coloration typique de "juridicité" et se distingue des autres variétés de règles de conduite en usage.
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II
Mes analyses relatives à l'ontologie du droit m'ont conduit à prolonger le champ de mes recherches dans trois directions relatives aux conditions mêmes de l'expérience juridique dans les sociétés humaines.
1/ L'ontologie du droit renvoie nécessairement aux données les plus fondamentales de l'ontologie de l'être humain lui-même sur lesquelles l'expérience éthique en général et l'expérience juridique en particulier reposent et qu'elles éclairent en même temps. J'ai ainsi été amené à une exploration des caractéristiques étranges des choses de l'esprit auxquelles appartiennent les règles de conduite et des opérations mentales auxquelles donne lieu leur utilisation ; mes recherches ont, notamment, eu pour thèmes : la non-objectivité des règles juridiques et, plus généralement, éthiques en tant qu'objets mentaux à la fois dépourvus d'existence et de phénoménalité et présents seulement dans les esprits au terme d'un processus médiatisé de reconstitution à partir des signes ou signaux au moyen desquels s'effectue leur communication intersubjective ; les opérations d'interprétation des textes les édictant, plus généralement l'approfondissement du concept même d'interprétation et la critique de l'idée d'une prétendue "interprétation des faits", la mise en lumière de la spécificité de l'interprétation pratique (de l'interprétation en vue - et au service - de la pratique d'une règle de conduite) par opposition à l'interprétation théorique ; les inévitables lacunes de la réglementation juridique édictée et les problèmes que cette incomplétude soulève dans l'expérience juridique ; les relations entre la logique, le droit et la pratique du droit (impossibilité d'oppositions logiques ou contradictions entre les règles juridiques, susceptibles seulement - en tant que choses et non simples contenus de pensée - d'oppositions réelles ou antinomies ; rôle de la logique non formelle ou fonctionnelle dans la pratique du droit) ; les différentes formes de la pratique du droit : initiation par la volonté de comportements d'observance ou de déviance, jugements de valeur, édiction de règles particulières en application de règles plus générales déjà édictées, prise en compte indirecte des règles juridiques dans les statégies intersubjectives,
J'ai été conduit, tout spécialement, à approfondir ce que recouvre le concept de liberté, à savoir, non pas, selon les idées généralement admises, l'indétermination des comportements de l'être humain, mais l'existence chez lui d'un pouvoir de s'autocontrôler et, en ce sens, de s'autoconduire, d'être le conducteur de lui-même, de cette espèce de véhicule vivant et donc naturellement en marche qu'est sa propre personne, - un pouvoir de s'autoconduire par quoi il peut y avoir lieu précisément, de la part d'autrui et de lui-même, à direction ou encadrement de sa conduite (de son autoconduite) et à outils de direction.
2/ Les outils de direction eux-mêmes renvoient aux actes humains de direction ou d'autorité par lesquels ces outils sont mis en vigueur ou hors vigueur, c'est-à-dire sont autoritairement mis en service ou hors service dans les relations intersubjectives : ce qui m'a amené à m'intéresser à la théorie des actes de langage, qui ouvre des perspectives d'analyse particulièrement fructueuses dans le domaine de l'éthique et du droit, les actes d'autorité se situant précisément au premier rang des actes humains intersubjectifs accomplis à l'aide de paroles (ce qui explique, du reste, non seulement que le fondateur de cette théorie, John Langshaw Austin, ait bénéficié dans sa réflexion du précieux concours d'un prestigieux philosophe du droit enseignant également à Oxford, Herbert L. A. Hart, mais aussi qu'il ait eu au début de ce siècle, à son insu, un précurseur - "redécouvert" depuis quelques années par les philosophes du langage - dans la personne d'un autre penseur juridique, allemand cette fois, Adolf Reinach avec sa théorie des "actes sociaux", prototype déjà très développé de la speech acts theory). En particulier, l'approche pragmatique des actes de langage de l'expérience juridique, sous l'angle de leurs conditions de réussite ou d'échec, jette des lumières nouvelles sur l'aptitude variable des éléments de la réglementation juridique édictée à diriger les conduites, ou encore sur le nécessaire consensus des dirigés à se laisser diriger, qu'exprime le mythe classique d'un "contrat social" entre les gouvernants publics et les gouvernés : la philosophie du droit s'est condamnée jusqu'ici à des impasses en analysant ces différentes données en termes de conditions de validité, non pas pragmatique, mais purement juridique des actes d'édiction de droit.
3/ Mais l'ontologie du droit commande elle-même la nature des démarches théoriques qui sont susceptibles de s'exercer dans le domaine juridique et auxquelles j'ai donc été tout naturellement conduit à m'intéresser. Une analyse et une élucidation correctes de ces démarches reposent nécessairement sur des bases ontologiques claires et appropriées ; faute de disposer de telles bases, la "théorétique juridique" ou théorie de la théorie juridique en est encore à un stade peu satisfaisant. En particulier, l'assimilation des activités théoriques de "technologie juridique" à des activités "scientifiques" est source de beaucoup de verbalismes, de faux semblants et de faux problèmes. La technologie juridique ou théorie de la technique juridique (du droit en tant que technique) est, en effet, une activité technicienne au second degré, une activité pratique de rationalisation de la technique juridique, - qu'il s'agisse de la théorie de la technique juridique constituante visant à rationaliser la production des outils juridiques, ou de la théorie de la technique juridique constituée qui vise à une mise en ordre, à un approfondissement et à un perfectionnement rationnels des outils juridiques produits et mis en vigueur par les pouvoirs publics (c'est à cette seconde branche de la technologie juridique que correspondent les activités traditionnelles des juristes, ce qu'on appelle la doctrine ou dogmatique juridique).
Je me suis attaché, d'une part, à essayer de poser les bases d'une différenciation cohérente entre cette technologie juridique et la science du droit proprement dite, en réalité science des faits humains (psychologiques ou sociologiques) en relation avec les outils juridiques, recherchant les lois de la survenance de ces faits. Je me suis attaché, d'autre part, en réaction contre certaines tendances réductrices et béhavioristes dans la pensée juridique (encore illustrées, dans la sociologie allemande contemporaine, par la théorie "autopoiétique" du droit de Niklas Luhmann), à approfondir la spécificité des sciences humaines, auxquelles cette science du droit appartient, par rapport aux sciences de la nature : les premières ne peuvent correctement étudier les faits humains qu'en tenant compte du particularisme de l'ontologie humaine, c'est-à-dire en les envisageant comme faits produits par l'homme (à la différence des faits naturels qui se produisent eux-mêmes, sans la médiation des instances humaines d'initiation, ou, comme disait Aristote, qui "ont en eux-mêmes et en tant que tels le principe de leur mouvement"). On ne peut donc, dans le processus de leur explication, les corréler causalement à d'autres faits qu'à travers l'homme lui-même, en présentant ces causes comme des facteurs de motivation humaine, et jamais comme des causes directes et immédiates des faits en question : c'est ce que vise au fond à exprimer la fameuse opposition tracée par Dilthey entre le "comprendre" des sciences humaines et l'"expliquer" des sciences naturelles.